Dans l’œuvre de Karen Knorr, l’animal est l’intermédiaire entre la nature et l’homme, tout à la fois intercesseur de la première et avatar surréel du second. Ses œuvres reflètent une mise en abîme critique de l’humanité à travers la forme métaphorique de la figure animalière. Si l’archétype animal en appelle aux couches profondes de l’instinct et de l’inconscience, il sert ici de support à un récit potentiel et codé de multiples références historiques et contemporaines qui circulent au sein des images et des titres qui les accompagnent, ainsi que dans la mémoire et la sensation du spectateur.
Dans une récente monographie, Antonio Guzman qualifie la démarche de Karen Knorr comme « un projet de la photographie comme une réécriture et un inter-texte dans la poursuite d’un programme allégorique » , au sens où l’entend Roland Barthes, c’est à dire « l’impossibilité de vivre hors du texte infini » (Le plaisir du texte). C’est dire si le hasard n’a que peu de place dans ces compositions minutieuses où se croisent, se mêlent, s’opposent et mutent les conventions et les représentations.
Ainsi, au sein de l’œuvre l’animal se révèle genius loci, l’esprit du lieu qui autorise une continuité entre l’image et celui qui la regarde. Il concrétise et unifie l’espace de la représentation en lui insufflant l’actualité et le sens de sa présence, en même temps qu’il réfère à la présence intuitive du spectateur. En fait, nous regardons moins ces animaux qu’eux-mêmes regardent à l’intérieur de nous, dans le procès d’extraction des formes symboliques qui nous habitent.
En regardant les œuvres de Karen Knorr, au fil de l’entretien qu’elles ont suscité et à l’évocation de ses sources dans la peinture anglaise des XVIIIè et XIXè siècles, je me suis souvenue que le portrait animalier rendu par George Stubbs succédait à une opération primordiale : celle de la dissection. Pour le célèbre artiste anglais, il fallait remonter à l’anatomie la plus effroyable pour parachever l’ordre pur de l’extérieur, déchirer les chairs pour réaliser le plus beau des portraits. A l’inverse, le photographe décrypte les apparences dans une investigation subtile pour atteindre au plus profond de l’âme de chacun.
NL – Après Ferney-Voltaire (Les vertus et les délices), l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts (Academies), le Musée d’Orsay (Visitors), la Bibliothèque des Jésuites de Valenciennes (Lecteurs : portrait d’un artiste), le Château de Cheverny offre un cadre patrimonial inédit dans votre travail. Non loin, près de Tours, se situe de le Château d’Oiron, qui héberge in situ une collection d’art contemporain dont le thème est le cabinet de curiosités. Cette notion apparaît au centre de l’espace de vos oeuvres, dans l’esprit du Kunst und Wunderkammer germanique, la « chambre d’art et de merveilles ». Dans nombres de vos séries – Connoisseurs, Académies, Sanctuary, et dernièrement Spirits – vous avez choisi et indexé des lieux dévolus à la collection, dont les objets virtuoses sont offerts à la contemplation, à l’émotion mais aussi parfois au trouble que suscite leur mystère. La luxuriance des couleurs, la multiplication des plans dans le cadrage, les correspondances formelles et symboliques semblent autant d’apostrophes lancées au regard du spectateur. La mise en abyme de l’identité du lieu et de ceux qui l’habitent ou le fréquentent se décline dans la présence de ces objets ouverts à l’interprétation, dans une relation qui est loin d’être silencieuse. Dans ce « colloque de chiens », vous débusquez la « curiosité » dans une forme de mise en scène du vivant.
KK – Si j’ai déjà traité de la figure singulière du chien, photographier un groupe entier était pour moi une nouveauté. J’ai voulu travailler d’une façon différente, dans une improvisation qui réserve des surprises, posent des problèmes mais génère aussi des solutions formelles intéressantes.
Dans la meute, les individualités sont absorbées dans une hiérarchie collective, strictement structurée. Chacun y a sa place, comme dans le château, chaque chose a sa place. Cette ordonnance était le théâtre de mon étude. Le château, avec ses meubles et ses tapisseries comme il se doit imposantes et princières, est le musée vivant d’une époque fondée sur une déclinaison ample de classes sociales, de la plus subalterne à la plus noble. Certains aspects de cette hiérarchie se manifestent encore dans la chasse et surtout dans l’économie de la meute composée de chiens que l’on croirait croisés entre le fox-hound anglais et le poitevin français. L’agencement des objets, des peintures et des meubles dans le château en révèlent certaines conventions ; c’est pourquoi j’ai choisi de les illustrer en les photographiant « à hauteur de chien ».
Mais c’est au sein du chenil que j’ai souhaité observer les signes de cette ordonnance. Le château de Cheverny est aujourd’hui une entreprise commerciale gérée par la famille Vibraye, sous la forme d’un parc à thème offert à la visite. La dimension historique est mise en valeur, notamment à travers ses résidents illustres, comme la « Grande Mademoiselle », sœur de Gaston d’Orléans. Dans l’Orangerie se déroulent des ventes aux enchères qui connaissent un grand succès public, particulièrement auprès des Américains. Avant même mon arrivée au château, je savais que j’allais concentrer mon travail sur les chiens. Dans un premier temps, j’ai filmé un moment qui constitue un véritable événement : le repas des chiens, dont le « service » est réglé comme un rituel, à la vue des visiteurs installés derrière les barreaux du chenil. Tout d’abord, la place est lavée à grande eau ; puis on dispose la nourriture, des carcasses animales broyées avec des compléments alimentaires ; enfin, on fait rentrer les chiens, les chefs de meute en tête.
Le déroulement de ce protocole est ponctué par les exclamations variées d’une audience en pâmoison à chaque mouvement de la meute, les chiens s’arrachant les morceaux en montant les uns sur les autres et urinant ça et là. Vers la fin du repas, quand les chiens sont repus, arrive le moment de la toilette : ils se lèchent les uns les autres, et certains se livrent à quelques assauts avortés sur des femelles dont l’indifférence est manifeste …
Laurent Chevalier, le maître-chien, m’a confié que ces chiens souffrent de la solitude ; le groupe et la hiérarchie qui l’anime constituent leur cadre de vie exclusif. Tenter de capter les individualités au sein de la meute relevait de la gageure, et pas seulement à cause des conditions atmosphériques maussades. Dans le mouvement général, distinguer ce qui relève du libre-arbitre du chien et de ce qui résulte des ordres de Laurent Chevalier n’est pas une mince affaire.
NL – Si l’animal comme extension critique est une figure allégorique récurrente de votre démarche, les registres qu’il a interprétés se déclinent sur plusieurs portées (psychique, esthétique, philosophique, mystique). Le Colloque de chiens confronte une dimension plus âpre, plus ancrée dans le rite social, à travers la fausse curée que constitue le repas de la meute, dans une mise en scène de retour d’une chasse qui n’a jamais eu lieu. L’énergie non dépensée des chiens semble entièrement recyclée dans le « show » destiné au visiteur. Ces conventions imposées par la tradition châtelaine exploite la dimension domestique du chien, assujetti au rôle de guerrier obéissant dans la société du spectacle. Sa bestialité est canalisée dans un usage défini et circonscrit à la recomposition d’une réalité en forme de caricature. Ce n’est plus « la mort que la bête porte dans ses yeux » et réfléchit au visiteur, mais le pastiche d’un combat fictif, la semblance d’une existence parodique. Cette version édulcorée du divertissement violent, résidu conventionnel du panem et circenses latin, n’est pas exempte d’un certaine mélancolie inhérente à la notion de spectacle.
KK – J’éprouve une certaine fascination pour cette nature acculturée dévolue au spectacle. Cet élevage produit une espèce canine dont le sort est de manger, dormir, déféquer et d’uriner en public – un public uniquement humain de surcroît. Tout ce festin n’est qu’une vaste simulation de la frénésie du retour d’une chasse couronnée de succès. Il ne faut en outre pas négliger le fait que ces chiens, malgré tout l’attachement qu’ils peuvent inspirer, ne sont pas des animaux de compagnie mais bel et bien de labeur, dont on exige neuf ans de bons et loyaux services dont ils ressortent exsangues. Leur périmètre d’épanouissement est clairement délimité : le chenil et la foret, sous le contrôle attentif de leurs maîtres.
NL – Comme archétype mythique, le chien entretient avec l’homme une relation particulièrement étroite. Après avoir été le compagnon fidèle de l’homme dans le jour de la vie, il incarne le psychopompe, qui le guide dans le nuit de la mort (Anubis, Cerbère …). La dimension anthropomorphe du chien a connu une grande fortune dans le genre du portrait. Votre dyptique High Life / Low Life fait lui-même référence à l’œuvre éponyme de Sir Edwin Henry Landseer (1829), dont les modèles canins exhibent les contrastes d’une société de classes, ici rurale et patricienne. Ils y tiennent une fonction allégorique au même titre que les objets et signes qui les entourent, dans un mimétisme exemplaire dont les poses de A distingued Member of the Humane Society (1838) et de Dignity and Impudence (1839) sont éloquentes. La distance parodique dont sont empreints ces « véritables portraits » persiste dans les œuvres que vous avez produites à Cheverny.
KK – J’ai toujours privilégié divers niveaux d’interprétation au sein de mes œuvres, à travers leurs données tant visuelles et linguistiques. Je ne recherche pas l’authenticité, l’originalité ou l’expression personnelle, car je considère que nous sommes des produits de l’histoire, traversés par les idées de notre temps. L’Histoire vit dans le présent et se soumet à toutes les réinventions. Et c’est peut-être ce processus de réinvention, dans l’incorporation de fables et de fictions contemporaines, qui fait la nouveauté.
J’emprunte littéralement des titres ou des références d’œuvres du passé, de peintures, de musiques, de films. Cette tendance se manifeste clairement dans Sanctuary, à travers le jeux de lumières et les références à Alfred Hitchcock (In the Green Room s’inspire des Oiseaux). Je puise dans une généalogie de références visuelles antérieures. Cette fois-ci, j’ai choisi la peinture de genre anglaise du XVIIè, XIIIème et XIXème siècle déclinant le registre de la chasse. Mais certains portraits de groupes de chiens pourraient sortir des vignettes de Walt Disney et des 101 Dalmatiens ! J’aime que mes images oscillent entre la méditation et le divertissement.
Dans Le Roi de la Forêt, un petit chien de chasse nous tourne le dos regardant la forêt à l’horizon, comme une alternative au tableau de Rosa Bonheur (1878) qui montre un chien sortant du bois confrontant le regard du spectateur. Dans Le Domaine d’Hurault (du nom des premiers propriétaires du château), la scène est traitée à la manière d’un nu dans le paysage. Dead Game (gibier) tire sa référence d’œuvres éponymes de Frans Snyder et de Landseer (1832). Sous ce titre générique s’expose souvent le butin de la chasse généreusement distribué sur des tables ou à terre. Mais dans ma composition, plus que le gibier ce sont les chiens qui semblent morts, assoupis épars sur le sol du chenil …
NL – Depuis ses premières incursions dans les années 80, l’animal constitue pour vous une figure problématique de la relation de l’homme à la nature. Au sein du cabinet de curiosités, l’œuvre catalysait ce rapport dans un processus d’historicisation destiné à établir une classification naturelle, une généalogie dont l’être humain serait la finalité. L’animal est perçu comme un symptôme de notre environnement, un indicateur d’existence – dans l’épanouissement ou la régression. Le zoomorphisme et la physiognomonie ont abondamment exploité la dimension symbolique et narrative de la bête comme modélisation codifiée de l’humanité. Ce « Carnaval des animaux » a connu dans votre oeuvre des formes (le singe, le paon, le loup …) et des intentions diverses. Dans le catalogue de l’exposition La part de l’autre au Carré d’art de Nîmes à laquelle vous participez actuellement, Françoise Cohen analyse le « territoire ouvert » de l’animalité dans le champ de l’art moderne et contemporain comme une pure commutation représentative entre les caractères fondamentaux de l’instinct animal et de la psychè humaine : « A tout moment, l’homme peut se glisser dans la peau de l’animal (…). Le recours à l’animal apparaît comme un nouveau théâtre qui ouvre les limites du corps de l’artiste imposées par les expérimentations des années 70 comme lieu de l’art, une manière symbolique d’inscrire les relations d’un individu à la société, une comédie où chacun peut être acteur pour l’autre (…) » .
KK – Quand j’ai photographié pour la première fois un chimpanzé – notre cousin éloigné – en 1986, à Osterley Park House (Connoisseurs), il tournait le dos au spectateur, un obélisque érigé à sa gauche. Il représentait pour moi une sorte de personnage « darwinien », qui aurait évolué et rendu son appréciation de l’influence de l’Afrique du Nord sur l’architecture européenne. Je connaissais une œuvre d’Edwin Landseer de 1827 intitulée The Monkey who Had Seen the World (le singe qui a vu le monde). Le mimétisme anthropomorphique du singe révise non sans ironie la hiérarchie de l’histoire naturelle qui place l’homme et ses origines au sommet, près de Dieu.
Plus récemment Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille Plateaux (1980), ont tenté de rendre la définition d’un « devenir-animal » comme salut de la condition humaine. Dans L’Animal postmoderne (2000), Steve Baker démontre que l’animal, dans les nouvelles de Kafka, a une fonction métaphorique : il incarne la fuite dans une métamorphose qui constitue le seul échappatoire possible.
Dans un esprit voisin, j’essaye de construire un point de vue qui ne soit pas celui de l’humain, une façon d’interroger et de mettre en doute l’ordre civilisé et policé des choses engendré par un système étouffant d’inventaire, de classification et de comptabilité du monde. Ainsi à travers l’animal s’incarnent la transgression mais aussi l’altérité radicale, mystérieuse, antagoniste mais aussi séduisante. Ce n’est pas un hasard sur la série produite à Cheverny s’intitule La Vénerie. Ce vocable évoque non seulement l’art de la chasse dans la traque du gibier, mais aussi, dans un sens plus ancien, dans la recherche du plaisir.
1) Antonio Guzman, Karen Knorr, Ed. FRAC de Basse Normandie, 2001, p. 30
2) cat. La part de l’autre, Actes Sud / Carré d’art de Nîmes, 2002, p. 19